Le créole réunionnais occupe une place paradoxale : langue maternelle de la majorité, il reste encore marginalisé à l’école, perçu comme un frein à l’apprentissage du français, langue dite « légitime ». Pourtant, les travaux en sociolinguistique et en pédagogie racontent une autre histoire : le créole pourrait être un levier puissant pour une éducation bilingue plus efficace, plus inclusive et plus ancrée dans l’identité de l’île.
Alors que la question revient avec force en 2025, entre volonté de décoloniser les savoirs et crainte de nuire à l’employabilité des jeunes, l’enjeu dépasse la langue : c’est la place de l’identité réunionnaise dans l’institution scolaire qui se joue.
Un héritage scolaire qui marginalise le créole
Longtemps, l’école réunionnaise a imposé une règle non écrite :
👉 le français à l’école, le créole à la maison.
Cette logique culmine en 1975 avec une circulaire rectorale bannissant explicitement le créole des classes, malgré le fait qu’il soit la langue spontanée des élèves.
Depuis, quelques avancées ont émergé :
- Reconnaissance du créole comme langue régionale (2000)
- Filière CAPES créole
- Expérimentations bilingues en maternelle dans les années 90
Mais l’intégration reste faible, et la grande majorité des enfants vivent un décalage fort entre la langue de la maison et la langue de l’école. Résultat : performances plus faibles en CE2, difficultés de compréhension, blocages à l’écrit — autant de signes que le monolinguisme scolaire ne correspond pas à la réalité réunionnaise.
Le bilinguisme, un avantage pédagogique prouvé
Contrairement aux idées reçues, les recherches montrent que le créole ne freine pas le français — il peut même l’améliorer.
Les bénéfices constatés :
- Développement d’une compétence varilingue : capacité à naviguer entre les deux langues
- Meilleure connaissance des structures linguistiques grâce aux comparaisons créole/français
- Réduction de l’illettrisme quand la langue de l’élève est prise en compte
- Climat de classe apaisé : moins d’insécurité linguistique, plus d’engagement
Des approches comme la Didactique Associée de la Variation (DAV) ou « Detak bann lang » montrent que l’élève progresse plus vite en lecture et en expression écrite lorsqu’on valorise son répertoire linguistique réel.
Bref : enseigner avec le créole permet d’enseigner mieux le français.
Un débat sensible : valorisation ou risque d’enfermement ?
Si de nombreux enseignants et linguistes défendent un bilinguisme raisonné, d’autres craignent un effet inverse.
Les arguments favorables :
- Le créole renforce l’identité culturelle
- Il réduit les discriminations et l’insécurité linguistique
- Il respecte la réalité linguistique de l’île
- Il lutte contre l’idée que le créole serait une « mauvaise langue »
Les craintes :
- Le marché du travail et l’enseignement supérieur restent dominés par le français
- 59 % des jeunes diplômés qui bougent hors de l’île trouvent un emploi, contre 48 % des sédentaires
- Perception sociale persistante : le français reste associé au prestige et aux opportunités
Mais les chercheurs insistent : il ne s’agit pas de remplacer le français, mais de construire un modèle où les deux langues convergent, comme le proposent certains pays et territoires plurilingues.
Quelles pistes pour l’école de demain ?
Plusieurs modèles inspirent une transformation possible :
- Nouvelle-Calédonie : enseignement en langues kanak sans perte de niveau en français
- Activités orales bilingues en maternelle
- Approches contrastives au primaire et au collège
- Tolérance de l’écriture créole en cours de français, cadrée pédagogiquement
- Formation renforcée des enseignants en Langue et Culture Régionales
L’Académie de La Réunion explore l’idée d’un réseau bilingue créole-français, mais hésite encore à le déployer massivement. Les ouvrages d’enseignants-chercheurs comme Yvette Duchemann plaident pour un modèle pleinement plurilingue, enraciné dans la réalité locale.
Entre fierté, réussite scolaire et avenir professionnel, un équilibre à trouver
Le débat sur le créole à l’école n’est pas qu’une question linguistique :
👉 c’est une question de justice sociale, de réussite des élèves et de reconnaissance culturelle.
La Réunion doit maintenant décider :
faut-il continuer un modèle monolingue hérité du passé, ou construire enfin une école alignée sur ses langues, son histoire et son identité ?





















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