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Le Sézisman, bien plus qu’une simple peur… découvrez tous les « phénomènes » qui l’entourent !

À La Réunion, terre de métissage et de croyances, les troubles psychiques ne peuvent être dissociés de l’environnement culturel et spirituel dans lequel ils émergent. Le « Sézisman », ce mot créole qui désigne une frayeur intense, n’est pas une simple émotion. Il est un prisme à travers lequel s’exprime la souffrance psychique, un phénomène profondément enraciné dans la culture réunionnaise et qui continue d’interpeller psychiatres, thérapeutes et familles.

Entre traditions orales, pratiques rituelles, médecine populaire et ethnopsychiatrie, le « Sézisman » est au cœur d’une manière singulière d’habiter le monde, d’en interpréter les désordres et d’y répondre avec les outils de la culture locale.

Le terme « Sézisman » provient du mot « saisissement », et désigne une frayeur brutale, soudaine, qui provoque un bouleversement profond chez l’individu. Cette peur peut naître d’un événement apparemment banal – une chute, un choc, un accident – mais aussi, et surtout dans le contexte réunionnais, d’une rencontre avec un être invisible : esprit, défunt, ou entité surnaturelle.

Dans l’univers créole, cette peur est souvent interprétée comme la rupture de l’enveloppe psychique, une effraction qui ouvre l’individu aux forces invisibles. Le corps devient perméable, l’âme peut s’échapper, et le désordre s’installe.

Sur le plan clinique, ce phénomène peut s’apparenter à un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Mais ici, la cause n’est pas toujours physique ou visible : le monde spirituel est aussi réel que le monde matériel. Cette conception change radicalement la lecture du traumatisme.

Le « Sézisman » n’est pas perçu comme une simple réaction nerveuse. Il est souvent l’indice d’un contact involontaire avec le sacré ou le surnaturel, que l’on n’a pas su ou pas pu encadrer rituellement. Il peut être causé par une intrusion d’un esprit malveillant, par le non-respect d’un interdit, ou par la transgression d’un ordre symbolique.

Les enfants sont particulièrement vulnérables. Dans les familles, on explique ainsi que le « mauvais lait » d’une mère ayant eu peur peut provoquer des troubles chez l’enfant allaité : coliques, toux, pleurs nocturnes, difficultés respiratoires. Ce lait est alors qualifié de « lé klèr » ou « mové lé », signalant sa contamination spirituelle.

Les manifestations du « Sézisman » varient :

  • Troubles du sommeil, cauchemars récurrents.
  • Mutisme, bégaiement, retards de langage.
  • Agressivité, instabilité, inhibition.
  • Paralysie partielle, retard de croissance, tics.
  • Anxiété généralisée et troubles de la concentration.

Ces symptômes ne sont pas interprétés uniquement comme des signes médicaux, mais comme des expressions d’un désordre du lien entre l’individu et le monde invisible.

À La Réunion, la causalité des troubles psychiques ne se limite pas à des facteurs biologiques ou psychologiques. On y trouve trois grandes catégories étiologiques, souvent entremêlées dans l’interprétation des symptômes :

  1. L’étiologie symbolique
    Elle fait appel à l’idée de destin, d’étoile, ou de l’accomplissement ou non de rituels familiaux. Un enfant malade peut être perçu comme porteur d’un désordre ancien, le résultat d’un engagement non respecté, d’un tabou enfreint, ou d’un oubli d’offrande à une divinité.
  2. L’étiologie spirituelle
    Ici, les troubles sont causés par l’intervention directe d’un esprit, souvent un ancêtre ou une âme errante. Le « sévé mayé » (cheveu maillé), visible chez certains enfants d’un an environ, est perçu comme le signe d’une revendication spirituelle : un être de l’au-delà réclame une reconnaissance ou un rite.
  3. L’étiologie maléfique
    Elle renvoie aux actions de sorcellerie. Les « malis domoun », le « bous kabri » (langue malveillante), ou encore le « maladi aranzé » (maladie arrangée par un tiers) sont des façons de désigner une attaque spirituelle intentionnelle, souvent causée par la jalousie, la haine, ou les conflits non résolus.

Ce pluralisme explicatif, loin de créer de la confusion, offre aux familles un cadre interprétatif riche et structurant. Le trouble n’est pas vu comme une anomalie interne, mais comme le symptôme d’un déséquilibre dans un réseau de relations visibles et invisibles.

Les soins traditionnels : entre tisanes, prières et rituels

Le traitement du « Sézisman » passe par une combinaison de soins corporels, spirituels et symboliques. L’objectif est de rétablir l’intégrité psychique de l’individu, mais aussi de restaurer l’ordre cosmique perturbé.

Parmi les pratiques les plus répandues :

  • Tisanes à base de plantes médicinales : romarin, rose amère, zerbabouk, marjolaine, sensitive… Certaines tisanes sont préparées à l’aube, dans un silence total, et sont parfois associées à des prières.
  • « Proteksyon » : amulettes, bracelets rouges, morceaux de corail ou de camphre portés au cou ou glissés dans les vêtements.
  • Prières chrétiennes, hindoues ou malgaches, récitées pour éloigner les entités.
  • Consultation de guérisseurs : certains sont réputés pour leur capacité à « tirer l’esprit » (expulser une entité) ou à « assermenter l’esprit » (l’intégrer de manière protectrice).
  • Rituels spécifiques comme le « tir sévé mayé » (rasage des cheveux noués chez un bébé), ou le « servis poulnwar » (rituel malbar pour la protection de l’enfant à naître).

Ces soins ne relèvent pas uniquement du domaine privé. Ils s’inscrivent dans un réseau communautaire de savoirs et de transmissions, où le rôle du guérisseur est à la fois thérapeutique, spirituel et social.

La consultation chez le guérisseur : entre théâtre sacré et thérapie

Chez des figures comme Madame Marie, guérisseuse bien connue du Sud de l’île, le soin devient une mise en scène codifiée : la chambre noire, les parfums, les objets rituels (camphre, citron, rhum), les transes. Le « gramoun », esprit protecteur, prend parfois possession du guérisseur pour poser un diagnostic surnaturel et guider le soin.

Ce dispositif permet d’inscrire la souffrance dans un récit, de lui donner une origine, un sens, une finalité. Le patient repart souvent avec un « travay » (travail à faire) : un bain, une offrande, un silence à garder pendant 9 jours…

Pour beaucoup, ce moment de soin est plus efficace qu’une consultation médicale classique, car il répond à des attentes symboliques fortes, et réintègre l’individu dans une continuité familiale, cosmique et culturelle.

L’ethnopsychiatrie : une approche nécessaire et complémentaire

Face à ces réalités, des professionnels de santé ont développé une approche ethnopsychiatrique à La Réunion. Il s’agit d’une psychiatrie transculturelle qui ne cherche pas à « démonter » les croyances des patients, mais à les comprendre, les utiliser comme leviers, et parfois à travailler avec les guérisseurs traditionnels.

Dans les consultations, l’invisible est invité, reconnu, et intégré dans le processus thérapeutique. Le thérapeute n’est plus seulement un médecin de l’âme, mais un médiateur entre plusieurs univers de sens.

Cette approche vise à reconstruire l’enveloppe psychique, à refermer symboliquement les « fissures » provoquées par le « Sézisman », et à renforcer les limites identitaires du patient, souvent affaiblies par un excès de perméabilité entre les mondes.

Le « Sézisman », miroir de l’identité créole

Le « Sézisman » n’est pas qu’un symptôme : c’est un révélateur de la condition créole. Dans une société née du métissage, marquée par la violence historique de l’esclavage et de l’engagisme, le rapport à l’invisible est une manière de garder vivants les liens avec les ancêtres, les lignées, les promesses non tenues.

Les enfants touchés par le « Sézisman » sont parfois vus comme des « marqués », des messagers ou des passeurs entre les mondes. Ils incarnent cette porosité constitutive de l’identité réunionnaise, entre visible et invisible, entre rationalité et spiritualité, entre l’ici et l’ailleurs.

Soigner un « Sézisman », c’est aussi soigner un lien social ou spirituel rompu, réinscrire le patient dans son histoire et celle de ses ancêtres, et restaurer une cohérence dans un monde où les frontières ne sont jamais tout à fait étanches.

Le « Sézisman » est bien plus qu’un mot du langage courant. Il est une grille de lecture du monde, un miroir de l’âme réunionnaise, un défi pour les thérapeutes et une richesse pour la culture.

Dans un monde de plus en plus standardisé, la reconnaissance de ces savoirs locaux est essentielle. Car c’est dans l’écoute des frayeurs ancestrales que peuvent émerger de nouvelles formes de soin, de parole, et de réparation.

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